Haïti : l’histoire retiendra vos noms

Article : Haïti : l’histoire retiendra vos noms
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8 juin 2021

Haïti : l’histoire retiendra vos noms

Mesdames, Messieurs les responsables,

C’est avec un pincement de cœur que j’écris ces lignes. La situation du pays a emporté mon sommeil. Bref! Depuis quelques temps, j’assiste impuissamment à la banalisation et au dépérissement de la vie dans mon pays. À Port-au-Prince et un peu partout, la vie devient un bien luxueux. La mort et la vie cohabitent de façon loyale et pacifique dans l’espace haïtien. En tout cas, mon objectif n’est pas de faire une analyse approfondie de ce qui se passe dans mon pays. D’autres l’ont déjà fait et vont continuer à le faire. Le message central que j’entends faire passer dans cette lettre est de vous rappeler que ce pays ne vous appartient pas et peu importe ce que vous pensez faire pour barrer la route à la justice, vous serez sévèrement jugés par l’histoire. Cette dernière n’a pas de gomme, heureusement. 

Avec un mépris même pas dissimulé pour le peuple d’Haïti, vous crachez sur sa vie, celle des dizaines de familles enlevées dans les quartiers populaires de Port-au-Prince par vos propres bandits. Depuis des mois, nous marchons sur des rivières de sang et vivons avec une peur quotidienne. Pour nous rassurer, tout ce qui vous parait intéressant de faire c’est de publier des photos sur les réseaux sociaux. Vous nous prenez pour des imbéciles en disant que l’ordre a été rétabli par le simple fait que vous ayez marché sur une place publique. C’est indécent.  C’est un acte irrespectueux de notre vie et de notre intelligence. C’est trop à avaler pour un peuple qui s’inquiète déjà beaucoup pour sa survie dans son propre coin de terre. Je n’ai aucun problème à ce que vous fassiez de la propagande, mais rendu à un certain moment, vous en faites trop.

Des manifestants réclament le départ du président Jovenel dans les rues de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. Crédit image: Dieu Nalio Chery-AP/CP

Tellement que votre insouciance pour Haïti et pour ses citoyens est immense, j’ai envie de vous demander: qu’est-ce que le pays  vous a-t-il fait pour le détester autant?  Pourquoi contribuez-vous à massacrer votre propre peuple? Comment parvenez-vous à dormir le soir quand vous voyez des femmes enceintes, des bébés dormir à la belle étoile? Faites-vous vraiment tout cela pour assouvir votre soif du pouvoir et de l’argent? À quoi sert d’avoir le pouvoir s’il ne peut pas aider à améliorer les conditions de vie de ses concitoyens?

L’inconscience, un paisible citoyen d’Haïti

De toute façon, ces questions ne vous préoccupent pas. Vous n’allez pas me répondre. Au contraire, vous allez me qualifier de moraliste, de naïf en disant que je ne connais pas la réalité du pays. Dans votre tête, la politique c’est une question de rapport de forces, de momentum. Vous direz sans doute aucun que le temps vous adjugera. Mais, non. On vous songera et vous serez jugés de vos actes criminels. 

Quel coup plus grave et plus dur à absorber que d’apprendre par l’entremise d’un chef de gang que le directeur de notre caisse d’assistance sociale a été placé par un chef de gang!  Comment les deux premiers dirigeants du pays (président et premier ministre), s’ils ne sont pas eux-mêmes des criminels, arrivent-ils à se sentir à l’aise que leur ministre de l’Intérieur soit en connivence avec un bandit notoire qui massacre la population? Il y a des choses qui dépassent mon entendement et mon intelligence. 

La perte de notre sensibilité, de notre humanité, de notre patriotisme, de notre respect par rapport à la vie, de notre responsabilité par rapport à la gestion de chose publique est le résultat de cette course effrénée pour l’argent facile et la réussite sans le travail. L’intellectuel haïtien qui devrait servir de lumière sert de sa science pour aider un pouvoir criminel à se pérenniser. Deleuze et Foucault avancent que l’intellectuel est celui qui met ses compétences au service de la cité, des citoyens. L’intellectuel doit œuvrer en vue de permettre  à la nation de se projeter. Il rouvre les horizons d’attente et d’espérance là où ils n’existent pas. Mais malheureusement, dans mon pays on assiste à une crise d’intellectuels. 

Pour finir, permettez que je vous dise, mesdames/messieurs que l’histoire retiendra vos noms pour avoir contribué à plonger le pays dans l’en-deçà de l’humanité.  

Je vous laisse avec cet extrait de Paul Nizan pour comprendre nos intellectuels de nos jours.

« Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés…Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. » Paul Nizan, Les Chiens de garde, réédité par Agone, Marseille, 1998.

Lettre ouverte à nos dirigeants de mon collègue/ ami James Osne à son cher pays, Haïti.

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